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On suppose ici que Jésus est revenu en Galilée pendant les deux mois qui séparent la fête des Tentes, et celle de la Dédicace, en l’an 32.

101. Dernière montée à Jérusalem. Par la Samarie.

Luc 9, 51-56.

Or, comme approchait le temps où il devait être enlevé, il prit résolument le chemin de Jérusalem et envoya des messagers en avant de lui. Ceux-ci, s’étant mis en route, entrèrent dans un village samaritain pour tout lui préparer. Mais on ne l’y reçut pas, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem. Ce que voyant, les disciples Jacques et Jean lui dirent : « Seigneur, veux-tu que nous ordonnions au feu de descendre du ciel et de les consumer ? » Mais, se retournant, il les réprimanda : « Vous ne savez pas de quel Esprit vous êtes. » Et ils partirent pour un autre bourg.

Episode 101. Commentaire.

Comme on l’a dit précédemment, en effet, on est obligé de supposer pour la vraisemblance de la chronologie, relative et même absolue, de la vie de Jésus que Jésus est revenu en Galilée entre la fête des Tentes et la fête de la Dédicace de l’an 32, mentionnées par le seul Jean, alors qu’aucun évangéliste ne signale ce retour. Sans toutefois y contredire. Deux mois en effet se sont écoulés entre la fin de la fête des Tentes, le 17 octobre 32, et le début de la Dédicace le 17 décembre 32. Ce retour n’a donc rien que de possible, et de vraisemblable.

La grande insertion de Luc qui est censée se placer toute entière pendant une montée à Jérusalem, en traversant la Samarie (cf. Lc 9, 51-53), vient s’inscrire très naturellement entre ces deux fêtes signalées par Jean. Mais c’est plutôt un cadre fictif, sans prétention à une exacte historicité. Luc a inséré dans cette dernière montée de Jésus tout un tas d’actes, de paroles et de discours, qu’il a puisés dans de bonnes sources, au cours de son enquête, en particulier dans l’évangile araméen de Matthieu, et qu’il ne voulait surtout pas laisser perdre pour la postérité. Ces faits et gestes de Jésus, de la plus haute authenticité, n’étaient pas forcément situés dans le temps ni même dans l’espace. Luc les a donc agglomérés dans une immense plage textuelle qui vient s’intercaler entre deux versets (9, 50 et 10, 1) de l’évangile de Marc qu’il avait sous les yeux. En ne les mélangeant pas avec la prose de Marc, il a bien montré son souci d’historien, avant tout préoccupé de respecter ses sources, de les utiliser dans leur teneur propre.  

 Et voici donc cette grande insertion de Luc (dont nous avons déjà tant parlé !) qui commence. Pour 66 numéros, ou épisodes. De l’épisode 101 à l’épisode 166. En l’absence totale de Marc, puisque aussi bien c’est une insertion par rapport à la chaîne de Marc, nous n’aurons en parallèle que Matthieu grec, et encore par intermittence. Ceci en vertu du principe constitutif de notre synopse (que la synthèse suit aveuglément) : en l’absence de Marc, priorité absolue à l’ordre de Luc. Saint Jean sera toujours absent, lui aussi, de cette grande insertion. C’est-à-dire qu’il n’a pas d’épisode parallèle avec Luc, durant ce laps.

Il faut quand même avouer qu’il y a bien quelques épisodes de la grande insertion qui sont communs entre Marc et Luc, ce sont les textes qu’on pourrait appeler de double tradition, à la fois présents dans Marc et dans Matthieu araméen. Mais en vertu du principe constitutif de notre synopse-synthèse, nous les avons retirés systématiquement de la séquence de Luc, pour les situer en parallèle de Marc (peut-être à tort, d’ailleurs, car il eût mieux valu, d’un certain point de vue, les laisser aux deux endroits différents, dans Marc et dans la grande insertion de Luc, même au risque de la répétition. Mais nous avons fait le choix inverse.

Ils sont d’ailleurs peu nombreux. Faisons-en l’inventaire : ils ne sont en réalité que 4, que l’on peut énumérer : Lc 11, 14-22 (Jésus et Béelzéboul, regroupé avec l’épisode 55) ; Lc 13, 18-19 (Parabole du grain de sénevé, regroupée avec l’épisode 62) ; Lc 14, 34-35 (Ne pas s’affadir, regroupé avec l’épisode 99) ; Luc 17, 1-3a (Le scandale, regroupé également avec l’épisode 99). Je ne tiens pas compte des membres de phrase isolés, en fait plus nombreux, mais qui ne sont pas détachables du texte où ils ont donc été laissés. Il y a là une part d’arbitraire (inévitable) et d’appréciation au cas par cas.

On peut considérer, en effet, comme pratiquement certain que les quatre péricopes précitées de Luc appartenaient bien en fait à la double tradition : à la fois dans Marc et dans Matthieu araméen.

Sur ces 66 numéros, 30, presque la moitié, auront un parallèle avec l’évangile de Matthieu grec. Pour deux épisodes mêmes (157 et 158), Matthieu grec sera seul, car nous avons laissé ces deux épisodes (orphelins) de Matthieu grec à la suite du texte du même Matthieu grec qui les précédait.

On retrouve le même phénomène que pour le Sermon sur la montagne et ses suites immédiates : Luc 6, 20 – 7, 35 et Matthieu 5, 2 – 8, 13 ; 11, 2-19. En l’absence totale de Marc, Luc et Matthieu grec ont un grand nombre d’enseignements, de paraboles et de miracles communs qu’on suppose tirés d’une source commune, inconnue mais certaine, qu’on appelle la source Q, de l’allemand Quelle, qui signifie justement ‘source’. La tradition ne nous a pas transmis, indépendamment, cette source. Mais on peut la reconstituer en relevant dans les évangiles de Matthieu grec et de Luc ce qu’il y a de commun, en dehors de Marc. La tradition ne nous a pas conservé le texte même, mais elle en a gardé le souvenir. En effet les Pères apostoliques nous parlent avec insistance d’un évangile en langue hébraïque, composé par l’apôtre Matthieu, dont l’original était perdu. Cet évangile primitif, et sans doute très ancien, aurait contenu surtout des paroles, ou logia, les ‘logia du Seigneur’, d’après le vieux Papias, que cite Eusèbe de Césarée. « Matthieu réunit donc en langue hébraïque les logia (de Jésus) et chacun les traduisit comme il en était capable. » (H.E. III, 39, 16). D’après le même Eusèbe de Césarée, cet évangile araméen de Matthieu aurait été diffusé jusqu’en Inde, où Pantène d’Alexandrie, envoyé en mission vers la fin du second siècle l’aurait encore vu. « Et on dit qu’il [Pantène] est allé aussi chez les Indiens, où, raconte-t-on, il trouva, précédant sa venue, l’Evangile selon Matthieu, chez certains qui là-bas reconnaissaient le Christ, auxquels Barthélemy, l’un des apôtres, avait prêché et avait laissé l’écrit de Matthieu en caractères hébreux, qui était encore conservé au temps susmentionné. » (H.E. V, 10, 3). D’ici qu’on le retrouve un jour !

Pour nous, nous n’hésitons pas une seconde à identifier cet évangile présumé ‘araméen’ de Matthieu, avec la source Q des exégètes allemands. Matthieu grec, le diacre Philippe, qui était sur place, l’aurait pieusement recueilli et même traduit en grec, puisqu’il était helléniste. Il l’aurait transmis à Luc lors de son séjour à Césarée maritime dans les années 57 à 59 de notre ère, tandis que Luc lui-même, échange de bons procédés, lui communiquait l’évangile de Marc, autre compagnon de l’apôtre Paul, rappelons-le. Et voilà nos deux fameuses sources : Marc et Matthieu araméen, exploitées de concert par le diacre Philippe et par Luc dans leur évangile respectif, qu’ils ne rédigeront, cependant, qu’après leur séparation, c’est-à-dire après le départ de Luc pour Rome, à la suite de son maître, l’apôtre Paul.

Matthieu grec et Luc ont, certes, exploité les mêmes sources, mais ils ne se sont pas copiés. Ainsi l’exige, avec juste raison, la Théorie des deux sources. Ils ont écrit indépendamment l’un de l’autre, tout en gardant dans l’esprit, et par le moyen des documents, beaucoup de références communes. Leur contact, indéniable, fut tout a priori et préalable à leur travail d’écriture. Un tel schéma permet seul d’expliquer les relations complexes qu’entretiennent entre eux les trois évangiles synoptiques. Mieux même, il rend claire la composition de tout le corpus évangélique. L’hypothèse dite ‘du diacre Philippe’ a de plus l’avantage de bien situer, dans l’histoire du premier siècle de l’ère chrétienne, les dates et les lieux  de composition, vraisemblables, de nos quatre évangiles canoniques.

Il est indéniable, en effet, que Matthieu grec et Luc, se sont servis d’une manière très dissemblable des matériaux qu’ils détenaient en commun. Sans parler des autres sources, différentes celles-là, qu’ils ont pu acquérir à la suite de l’enquête qu’ils ont diligentée chacun pour son compte, en Palestine ou ailleurs.

Luc a conservé assez fidèlement la séquence de Marc, mais il l’a devancée, puis interrompue par des plages extrêmement sensibles, qui sont visibles comme le nez au milieu de la figure, lorsqu’on collationne soigneusement les deux évangiles. Il a d’abord introduit les évangiles de l’enfance, puis plusieurs sentences prononcées par Jean-Baptiste dans le val du Jourdain, puis le détail des tentations du Christ, puis le Sermon sur la montagne et sa suite immédiate, puis la grande insertion dont nous parlons, enfin un logion isolé : Lc 22, 30.

Matthieu grec au contraire, dans la première moitié de son évangile, jusqu’à son verset Mt 13, 52 a très profondément bouleversé l’ordre de Marc, déplaçant dans le temps, et dans l’ordonnance du récit, des paquets entiers d’épisodes, comme on l’a constaté à loisir dans les premiers temps de cette synopse-synthèse. Mais ensuite, à partir de son verset 13, 53 correspondant à Marc 6, 1 (visite à Nazareth, notre épisode 72), il suit fidèlement, jusqu’à la fin la séquence de Marc. Quant à la source Q, il s’en sert très différemment de Luc, la disséminant sans ordre précis dans tout son évangile. Même les Sermons sur la montagne (ou en descendant de la montagne) qui sont communs à Matthieu grec et Luc sont très dissemblables dans leur contenu, à commencer par la présentation des Béatitudes, même s’ils exploitent visiblement des matériaux communs.

La Bible de Jérusalem, dans une note ad locum, (verset Lc 9, 51), résume bien ce que nous voulions exprimer à propos de cette grande insertion. « De 9, 51 à 18, 14 Luc s’écarte de Marc, et rassemble dans le cadre littéraire, fourni par Marc 10, 1, d’une montée à Jérusalem, cf. Lc 9, 53.57 ; 10, 1 ; 13, 22.33 ; 17, 11, des matériaux qu’il a puisés dans un Recueil également utilisé par Matthieu (grec) et dans d’autres sources qui lui sont propres. Ladite Bible de Jérusalem, quand elle y met de la bonne volonté, n’est pas très loin de la Théorie des deux sources ! C’est exactement ce que nous cherchions à dire. Et si elle ajoutait qu’ils ont sciemment, et après concertation, utilisé ces matériaux communs… Et que ledit Recueil n’était autre que l’évangile araméen de Matthieu… Mais non, il ne faut pas trop demander !

Dans ce premier épisode (101) de la grande insertion, Luc est seul. Mais nous retrouverons Matthieu grec dès l’épisode suivant.

« Or, comme approchait le temps où il devait enlever de ce monde. » (Lc 9, 51).

C’est l’‘enlèvement’, ou ‘assomption’, de Jésus qui se profile à l’horizon, souligne encore la Bible de Jérusalem. Comme il y eut l’assomption du prophète Elie, ou même l’assomption d’Hénoch, le patriarche antédiluvien. Jésus prend résolument, et consciemment, le chemin de Jérusalem où s’accomplira son destin.

« Il affermit son visage » (Lc 9, 51) nous dit textuellement Luc, si l’on prend l’évangile dans l’original grec. « Faciem suam firmavit » (id.) confirme la Vulgate de saint Jérôme. On dirait que Jésus fixe son regard sur Jérusalem, et sur la croix. « Résolument » (id.) traduit un peu faiblement la Bible de Jérusalem. Depuis la Transfiguration, la pensée de Jésus est orientée toute entière vers son prochain départ. Un peu plus tard, aussi, dans le val du Jourdain, on le verra partir en tête de ses disciples (Cf. Lc 19, 28) pour la montée décisive. Curieusement, son itinéraire le conduit vers un bourg de la Samarie, sans doute limitrophe de la Galilée. Il envoie des émissaires, pour préparer le gîte à l’hôtellerie. Cartes d’identité ? Juifs en partance pour Jérusalem ? Pas de place. L’hôtel est complet. Mille regrets. Allez voir ailleurs. Les deux frères, fils du Tonnerre, Jacques et Jean, qui étaient sans doute les deux émissaires, les hommes de confiance, sont outrés du procédé. Avec plus de foi que de charité, ils proposent imperturbablement au Maître : ‘Et si nous faisions pleuvoir sur eux, comme il en fut pour Sodome et Gomorrhe, un bon déluge de feu…’ Ou « comme fit aussi Elie » (Lc 9, 54) ajoutent certains manuscrits importants (Alexandrinus, Codex Ephrem, Codex Bezae, etc.…), donnant une leçon probablement authentique. Elie aussi avait fait descendre le feu sur les escouades du roi Ochozias, envoyées pour se saisir de lui (cf. 2 R 1, 10-12).

Jésus ne peut que réprimander Jacques et Jean, sans trop de sévérité, néanmoins, car il met cela sur le compte de leur fougue juvénile. « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Car le Fils de l’homme n’est pas venu perdre les âmes des hommes mais les sauver »  (Lc 9, 55) ajoute le Codex Bezae, conforté par une citation de Marcion et une citation de saint Epiphane. Cette phrase, sans doute authentique elle aussi, paraît bien en situation.

La route de Jésus se poursuit, en passant par un autre bourg.

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