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65. La tempête apaisée. L’hiver. Le même jour.

Matthieu 8, 18. 8, 23-27. Marc 4, 35-41. Luc 8, 22-25.

Ce même jour le soir venu, se voyant entouré de grandes foules, Jésus donna l’ordre de s’en aller sur l’autre rive. Puis il monta dans la barque, suivi de ses disciples, et leur dit : « Passons sur l’autre rive du lac. » Et, laissant la foule, ils gagnèrent le large. Ils l’emmènent comme il était, dans la barque, et il y avait d’autres barques avec lui. Tandis qu’ils naviguaient, il s’endormit. Survint alors dans la mer une agitation violente ; une forte bourrasque s’abattit sur le lac ; et les vagues se jetaient dans la barque de sorte que déjà elle se remplissait. La barque était couverte par les vagues. Ils faisaient eau et se trouvaient en danger. Lui cependant était à la poupe, dormant sur le coussin. S’étant approchés, ils le réveillent en disant : « Au secours, Seigneur ! Maître ! Maître ! Tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? » S’étant réveillé, il leur dit : « Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? » Alors, se dressant, il menaça le vent et la mer, le tumulte des flots, et dit à la mer : « Silence ! Calme-toi ! » Ils s’apaisèrent, le vent tomba et il se fit un grand calme. Puis il leur dit : « Pourquoi avez-vous peur ainsi ? Où est votre foi ? Comment n’avez-vous pas de foi ? » Alors ils furent saisis d’une grande crainte. Saisis d’admiration, ces hommes se disaient entre eux : « Qui est-il celui-là qu’il commande aux vents et aux flots ? Que même le vent et la mer lui obéissent ? »

Episode 65. Commentaire.

C’est Marc qui nous le précise. « Ce même jour, le soir venu, il leur dit : ‘Passons sur l’autre rive’. » (Mc 4, 35). Le jour du discours parabolique. Nous suivons Marc, qui a le mérite d’écrire de première main. Après l’enseignement du matin, la pause de midi et la reprise de l’après-midi, sans doute Jésus veut-il arracher ses disciples à la foule, toujours adulatrice, et accaparante, qui les entoure, ou même les submerge.

Luc dit seulement : « Un jour » (Lc 8, 22). Mais ‘un jour’ n’exclut pas ce jour-là, le jour des paraboles. Il est vrai que Luc a intercalé entre temps l’épisode sur la vraie parenté de Jésus, que nous avons laissé à la place indiquée par Marc (c’était notre épisode 56).

Matthieu grec, lui, est encore moins précis : « Se voyant entouré de grandes foules, Jésus donna l’ordre de s’en aller sur l’autre rive. » (Mt 8, 18). Dans son évangile, l’événement de la tempête apaisée semble arriver peu de temps après le discours sur la montagne. Mais la séquence des faits indiquée par Marc, et confirmée en gros par Luc, semble infiniment plus plausible, plus historique, que chez Matthieu grec. En effet, tout indique que le Sermon sur la montagne, discours inaugural du ministère galiléen, doive se placer dès le printemps 31, et la tempête apaisée vers le début de l’hiver, après des épisodes fournis, que Matthieu grec a pour la plupart déplacés dans le temps.

Après que Jésus a décidé de passer sur l’autre rive (cf. Mt 8, 18), Matthieu grec a encore le temps d’insérer deux courts enseignements que ne connaît pas Marc, et qui sont pris dans la source Q, puisque Luc les a en parallèle dans sa grande insertion : cf. Mt 8, 19-22 = Lc 9, 57-60. Il les a repris tels quels dans ladite source, puisqu’ils se suivent, presque identiques dans Matthieu grec et dans Luc. Ce sont deux exigences de la vocation apostolique qui s’imposent : le détachement des biens de ce monde, le détachement de la parenté. Luc, encore, les fait suivre d’une troisième exigence apostolique (cf. Lc 9, 61-62), que Matthieu grec a négligée. Nous retrouverons ces enseignements avec l’épisode 102, dans la grande insertion de Luc.

C’est l’approche de l’hiver. Daniel-Rops, dans sa chronologie, situe la tempête apaisée en décembre 28. Nous transposons, car il a trois ans d’avance sur nous, donc en décembre 31. Ce devait être le soir, car Jésus, épuisé par une rude journée, s’endort tout bonnement dans la barque, pourtant agitée par le vent de cette arrière-saison. « Ce devait être en décembre, écrit Rops dans son style pittoresque et documenté ; par les gorges qui entaillent, à l’est et au nord, le plateau transjordanien, l’air se rue vers le lac, ‘une sorte de tourbillon terrible’ dit un texte rabbinique ; l’eau gonfla, s’agita en démence dans le hurlement des puissances déchaînées ; ces coups de vent sont encore redoutés des pêcheurs de Tibériade. » (Page 237). Jésus n’avait pas tellement le sens météorologique. Mais il saura réparer son imprudence.

C’est une véritable flottille qui appareille en direction de la côte est, territoire largement païen. Marc signale formellement qu’ « il y avait d’autres barques avec lui » (Mc 4, 36). C’est l’armada du Roi des Juifs qui s’en va, pacifiquement, à la conquête du monde païen. On sait qu’on débarquera dans le pays des Géraséniens (selon Marc  5, 1 et Luc 8, 26), ou des Gadaréniens (selon Matthieu 8, 28), qui sera identifié un plus loin avec la Décapole (Mc 5, 20). Comme on est censé parti de Capharnaüm, c’est donc un cap sud-est qu’on a pris. Loin de jouer les héros, l’amiral de la flotte s’était endormi prosaïquement sur le coussin, à l’arrière de la barque de Pierre, plus exactement sur l’appuie-tête, d’après le mot de l’original grec ou latin, de Marc. Les fidèles avaient dû se donner le mot : « Chut ! Laissez-le dormir. Il est épuisé. »

La distance n’était que de 6 km, et par temps calme, on l’aurait assez rapidement franchie.

Mais voilà qu’une effroyable bourrasque se lève sur le lac de Tibériade. Ce lac est coutumier du fait, surtout en cette saison. Les tempêtes sont imprévisibles, soudaines et très violentes. Des espèces de tornades générées par l’encaissement des lieux, au-dessous du niveau moyen des mers. Le dicton populaire en accuse les montagnes environnantes, qualifiées de génératrices des vents. Des paquets d’eau vont jusqu’à déferler par-dessus bord. On écope dans la nuit, mais bientôt ces pêcheurs pourtant aguerris prennent peur. Jamais l’embarcation ne va résister à l’assaut des vagues. Nous sommes perdus. Et le Maître qui dort !

Peu de temps auparavant, Jules César avait dit, dans une circonstance assez semblable, en traversant l’Adriatique, au capitaine du vaisseau qui le transportait : « Tu portes César et sa fortune ! ». Cela voulait dire : si tu coules, tu seras responsable devant l’histoire de la disparition prématurée de César et de sa destinée. Il ne devait pas être très fier alors, ne se sentant plus un dieu.

Jésus, lui, ne tremble pas : il continue de dormir à poings fermés.  

Ses disciples le secouent tous ensemble, et le récit cumulé des différentes versions donne un effet quasi comique, malgré le tragique de l’instant : « S’étant approchés, ils le réveillent en disant : ‘Au secours, Seigneur ! Maître ! Maître ! Tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ?’ ».

Jésus ne manifeste pas la moindre peur, et d’un mot il apaise les vents et les flots. « Silence ! Calme-toi ! » (Mc 4, 39) dit-il à la mer. Et il reproche amèrement à ses disciples leur manque de foi.

C’est alors qu’ils prennent  conscience de l’être extraordinaire qu’ils transportent dans leur barque. Ils le savaient intellectuellement. Ils ne l’avaient pas encore expérimenté viscéralement. Ils ne peuvent plus lui adresser la parole. Ils se contentent de chuchoter entre eux, car leur admiration est sans bornes.

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