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Apprenant qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe, et l’un d’eux, un scribe qui les avaient entendus discuter, voyant qu’il avait bien répondu, s’avança et lui demanda pour l’embarrasser : « Maître, quel est le premier de tous les commandements ? Quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui répondit : « Le premier c’est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes. » Le scribe lui dit : « Fort bien, Maître, tu as eu raison de dire qu’Il est unique et qu’il n’y en a pas d’autre que Lui ; l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices. » Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque pleine de sens, lui dit : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. » Et nul n’osait plus l’interroger. |
Luc omet cet épisode car il a un épisode parallèle dans sa grande insertion : notre épisode 109 (cf. Lc 10, 25-28) que nous avions intitulé : Le grand commandement. Nous avions supposé alors qu’il était tiré (comme la majeure partie de la grande insertion d’ailleurs) de la source Q, l’évangile araméen. Le thème est donc de double tradition, aussi bien contenu dans Marc que dans Matthieu araméen.
Cependant les deux péricopes (Lc 10, 25-28 et Mc 12, 28-34 donc) ne sont pas exactement superposables dans la synthèse. Nous les avons donc laissées séparées pour bien montrer le canal différent par lequel elles nous sont parvenues.
Chez Luc, c’est un légiste qui interroge Jésus sur les moyens d’obtenir la vie éternelle et qui, à la demande de Jésus, décline les deux plus grands commandements de la Torah. Tandis que chez Matthieu grec et Marc, c’est un scribe, ou un Pharisien, qui pose à Jésus la question du plus grand des commandements. Et c’est Jésus lui-même qui cite les Ecritures.
On ne voit pas pourquoi Luc aurait retiré de son chef cet incident du parallèle avec Marc pour le placer dans sa grande insertion. C’est qu’il l’a trouvé dans les deux sources. Il l’a omis dans la parallèle avec Marc pour ne pas répéter le même enseignement à peu de distance. La Théorie des deux sources rend compte exactement de ce chassé-croisé.
De même que les sadducéens avaient soumis à Jésus leur difficulté fondamentale, en matière d’interprétation des Ecritures : celui de la résurrection des corps, de même les scribes, Matthieu grec dit que c’est l’un des Pharisiens, lui proposent leur aporie récurrente : Quel est parmi les 613 commandements de la Torah le commandement principal, celui qui gouverne tous les autres ?
Un scribe s’avance nous dit Marc (12, 28) et voyant que Jésus avait bien répondu à la question précédente, c’est-à-dire comme le précise Matthieu grec (22, 34) qu’il avait fermé la bouche de leurs adversaires les sadducéens, il lui propose à brûle-pourpoint la question brûlante : « Quel est le premier de tous les commandements ? » (Mc 12, 28). Matthieu grec la formule un peu différemment, mais cela revient au même : « Quel est le plus grand commandement de la Loi ? » (Mt 22, 36).
En bon écolier, Jésus récite sa leçon de catéchisme. Il va droit au commandement central du Deutéronome : l’amour de Dieu (cf. Dt 6, 5) ainsi qu’au commandement central du Lévitique : l’amour du prochain (cf. Lv 19, 18). « Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là » commente-t-il dans Marc (12, 31), tandis que Matthieu (22, 40) lui fait dire : « A ces deux commandements se rattachent toute la Loi, ainsi que les prophètes. »
Jésus peut parler en Maître de la Torah. Il en est lui-même l’auteur en tant que fils de Yahvé, et Yahvé lui-même. Il en connaît toute l’architecture, toutes les nervures, toutes les connexions. Il peut en livrer l’interprétation définitive. Cette manière de dégager l’essentiel de la Loi, par le haut, fera du christianisme, qui hérite de sa pensée, une religion de liberté, affranchie de la lettre de l’Ecriture et de la multiplicité de ses prescriptions, rituelles aussi bien que morales. Jésus met en exergue les deux commandements pivots de toute religion véritable : l’amour de Dieu qui règle le culte en esprit, et l’amour universel du prochain qui orientera la marche de la communauté chrétienne jusqu’à la parousie, c’est-à-dire jusqu’au retour de Jésus lui-même. L’homme, le prochain, deviendra la route de l’Eglise. Une route qui passe aussi par le Christ et conduit à Dieu. Car les deux commandements, le premier et celui qui lui est semblable, sont liés comme les doigts d’une seule main.
Ce qui est tangible ici, c’est l’équilibre de la pensée de Jésus. Car le scribe qui s’enquérait du premier commandement ne pensait manifestement qu’à un seul, autour duquel s’articuleraient tous les autres. Jésus, lui, en propose deux, indissociablement unis. La religion nouvelle, en effet, ne s’orientera pas vers un cultualisme exclusif (l’amour de Dieu), ni au contraire vers un humanitarisme sans transcendance (l’amour du prochain). Il tiendra compte en permanence des deux pôles de l’être comme de la pensée. Nous sommes en transit vers Dieu, mais nous ne le sommes qu’en compagnie d’autres. Jésus, en sa personne, fait l’unité des deux démarches.
Dans Marc seul, le légiste fait un commentaire (cf. Mc 12, 32-33) que Matthieu grec n’a pas jugé utile de reproduire. Il reprend avec ses mots à lui l’enseignement de Jésus, et même l’amplifie. On voit qu’il en a bien saisi l’esprit, qui se rattache à la doctrine des prophètes.
D’abord c’est un strict monothéisme qu’il professe, résumant ainsi tout l’apport de la religion abrahamique, puis mosaïque, par rapport au paganisme environnant. « Tu as raison de dire qu’il est unique et qu’il n’y en a pas d’autre que lui. » (Mc 12, 32). C’est là l’originalité irréfragable, décisive, d’Israël, le pas qu’il a fait franchir à l’humanité. « Yahvé est le vrai Dieu et […] il n’y a pas d’autre. » (Dt 4, 35). Non seulement le monothéisme abstrait tel que pourrait le concevoir un philosophe, mais le monothéisme concret du vrai Dieu qui se révèle à Israël. Un Dieu-Personne qui se fait proche de son peuple, sous le nom de Yahvé.
Puis c’est le rappel d’une religion en esprit, celle qu’exigeaient déjà les prophètes antérieurs, puis les autres prophètes et les psaumes. « L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices. » (Mc 12, 33).
« Yahvé se plaît-il aux holocaustes et aux sacrifices comme dans l’obéissance à la parole de Yahvé ? » demandait déjà le prophète Samuel (1 S 15, 22). Et le psaume de renchérir : « Tu n’exigeais ni holocauste ni victime, alors j’ai dit : Voici, je viens. » (Ps 40, 7 repris par l’épître aux Hébreux : 10, 6-7).
Jésus, dans Marc, ne peut que donner son approbation : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. » (Mc 12, 34). C’est-à-dire : tu n’es pas loin de rejoindre l’Eglise de Dieu, qui va appareiller du port dans quelques semaines seulement.