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Alors les Pharisiens allèrent se concerter en vue de le surprendre en parole. Ils se mirent alors aux aguets et lui envoyèrent des espions. Ceux-ci jouèrent les justes pour prendre en défaut sa parole afin de le livrer au pouvoir et à l’autorité du gouverneur. Ils lui envoient alors quelques-uns des Pharisiens, leurs disciples, accompagnés des Hérodiens, pour le prendre au piège dans sa parole. Ils lui posèrent donc cette question, ils viennent à lui et lui disent : « Maître, nous savons que tu parles et enseignes en toute droiture, que tu es franc et que tu ne te préoccupes pas de qui que ce soit ; car tu ne regardes pas au rang des personnes, tu ne tiens pas compte des personnes mais tu enseignes en toute franchise la voie de Dieu. Dis-nous donc ton avis : Nous est-il permis ou non de payer l’impôt, le tribut, à César ? Devons-nous payer, oui ou non ? » Mais Jésus, connaissant leur perversité, sachant leur hypocrisie, pénétrant leur astuce, leur riposta : « Hypocrites ! Pourquoi me tendez-vous un piège ? Faites-moi voir l’argent de l’impôt, apportez-moi un denier, montrez-moi un denier que je le voie. » Ils lui présentèrent un denier, ils en apportèrent un et il leur demanda : « De qui est l’effigie que voici ? Et la légende ? De qui porte-t-il l’effigie ? Et la légende ? » Ils lui répondirent : « De César. » Alors Jésus leur dit : « Eh bien ! rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Ainsi ils ne purent prendre en défaut sa parole devant le peuple et, tout surpris de sa réponse, ils gardèrent le silence. A ces mots ils furent fort surpris et, le laissant, ils s’en allèrent. |
On n’a pu mettre Jésus en défaut dans la controverse, au sujet de la purification du Temple. Son zèle religieux, son amour de la maison de son Père, ont éclaté aux yeux du peuple. On a cédé dans la joute oratoire. Mais on va tout tenter pour le faire taire. On va lui envoyer délégation sur délégation pour le provoquer dans sa didascalie, lui tendre des pièges de casuistique. Les Pharisiens, les hérodiens, les sadducéens, alliés pour l’occasion, vont se relayer pour ce faire.
On constate une unité, une progression, dans les épisodes qui se suivent. Et cette unité, c’est à Marc, et par-delà lui au témoignage de l’apôtre Pierre, qu’on la doit.
Les Pharisiens et les hérodiens vont d’abord le placer devant un dilemme au sujet de l’impôt romain (notre épisode actuel : 192) afin de le mettre en conflit, soit avec le peuple, soit avec le pouvoir romain, auquel ils n’hésiteraient pas à le dénoncer. Prenant le relais, les sadducéens vont tenter de l’embarrasser sur l’interprétation de la Torah, qu’ils lisent avec leurs lunettes (épisode 193). Puis ce sera le tour des scribes qui lui soumettront le grand débat en cours parmi les rabbins de ce temps : la hiérarchie des commandements divins (épisode 194). Mais c’est Jésus lui-même qui, lassé de ce jeu, et moins à court d’arguments qu’eux, va leur poser une aporie au sujet du fils de David (épisode 195). De ces escarmouches, de ces joutes oratoires, Jésus lui-même tirera la conclusion dans sa grande diatribe contre les scribes et les Pharisiens (épisode 196).
S’avancent d’abord les Pharisiens, accompagnés des hérodiens. On ne voit guère ce que font ici les hérodiens, en Judée, sous la juridiction directe des Romains. Il faut croire que des partisans d’Hérode s’étaient infiltrés dans les cercles influents de Jérusalem. Il est vrai qu’en Galilée les Pharisiens, nous l’avons observé tout au long du ministère public de Jésus, étaient partout présents, solidement implantés, d’accord avec les hérodiens.
Déjà dans la barque qui emmenait Jésus et ses apôtres vers Bethsaïde (notre épisode 86), Jésus avait clairement dit : « Gardez-vous du levain des Pharisiens et du levain d’Hérode. » (Mc 8, 15). C’est bien la preuve que les Pharisiens et les hérodiens étaient étroitement associés. La dynastie d’Hérode pour sa part, depuis Antipater et Hérode le Grand lui-même, avait toujours collaboré avec le pouvoir romain. Toute sa politique était fondée là-dessus.
Il est avéré qu’après la ruine du Temple, en 70, le Sanhédrin de Jérusalem, dominé par les Pharisiens, se réfugiera en Galilée.
Puisque on agit par ruse avec Jésus, on feint d’entrée la bonne foi, et l’on use du compliment le plus appuyé : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne préoccupes pas de qui que ce soit ; car tu ne regardes pas au rang des personnes, mais tu enseignes en toute franchise la voie de Dieu. » (Mc 12, 14). Bon résumé de l’enseignement de Jésus depuis le début de cette semaine, et des paraboles piquantes qu’il y a prononcées. Certes non ! Jésus ne se préoccupait pas de complaire à quiconque.
Après le préambule mielleux, vient la pointe acérée, la question qui ne laisse place à aucune échappatoire : « Est-il permis ou non de payer l’impôt à César ? Devons-nous payer, oui ou non ? » (Id.). Un Maître en Israël ne pouvait se dispenser de donner son avis, sous peine de perdre toute crédibilité.
L’habilité de Jésus, comme l’autre jour à propos de l’autorité de saint Jean-Baptiste, sera d’amener ses interlocuteurs à répondre eux-mêmes à la question posée. « Apportez-moi un denier, que je le voie. » (Mc 12, 15).
Jésus réclame la monnaie de l’impôt. Il montre par là qu’il n’en détenait pas sur lui. Il oblige ses adversaires à se découvrir en avouant qu’ils usaient sans scrupule du numéraire romain, qui portait pourtant des inscriptions païennes.
On ne frappait en Palestine que la menue monnaie, en cuivre. Les pièces d’or, ou d’argent, venaient de Rome ou d’Antioche, ou encore de Grèce (la drachme).
Jésus ne prend pas la pièce qu’on lui tend. Elle lui brûlerait la main. Il se contente de la montrer du doigt. « De qui est l’effigie que voici ? Et la légende ? » (Mc 4, 16). L’effigie, sans doute, était celle de Tibère. Et la légende quelque chose comme : TI CAESAR DIVI AUG F AUGUSTUS, Tibère César, fils du divin Auguste, Auguste. Presque une inscription blasphématoire, à l’adresse du vrai Fils de Dieu. Tibère, en effet, avait été adopté par Auguste. Et Auguste lui-même avait été divinisé après sa mort. De plus, Tibère comme Auguste étaient les héritiers de César, dont ils portaient le nom. Les juifs ne déclinent pas toute la formule sacrilège. Ils se contentent de répondre : « De César. » (Id.). Ils donnaient eux-mêmes, à Jésus, la réponse qu’ils exigeaient de lui. Jésus se contente de leur rétorquer ce qui deviendra l’adage célèbre : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Mc 12, 17).
Ce qui laisse les interlocuteurs de Jésus tout éberlués. « Et ils étaient fort surpris à son sujet. » (Id.). D’un mot, Jésus vient d’opérer une distinction qu’on ne faisait pas jusqu’ici, ni dans le monde païen, ni même dans le monde juif : la séparation du temporel et du spirituel. Ce sera l’originalité du christianisme. Encore une petite (ou grande) révolution, importante dans le développement ultérieur de la civilisation. Jésus vient de donner la clef de ce qui sera la politique chrétienne jusqu’à la fin des temps : la distinction du pouvoir politique et du pouvoir religieux. Tous deux ont leur légitimité mais dans leur ordre, et chacun dans sa sphère.
Saint Paul pour sa part reprendra et développera cet enseignement original dans son épître aux Romains : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur. » (Rm 13, 7).
Les juifs de ce temps collaboraient certes avec le pouvoir romain. Mais ils le faisaient par une sorte de restriction mentale, en se pliant à la force plus qu’au droit. L’enseignement du Christ, par sa juste répartition des rôles, apporte une espèce de délivrance.
Les deux synoptiques, Matthieu grec et Luc, ont repris à peu près l’incident tel qu’il est écrit dans Marc. Mais Luc précise formellement que les « espions » étaient « aux aguets », et qu’ils agissaient « pour prendre en défaut sa parole, afin de le livrer au pouvoir et à l’autorité du gouverneur. » (Lc 20, 20). On espérait bien le compromettre aux yeux du pouvoir romain.
Mais Jésus, durant son ministère galiléen, avait toujours respecté le pouvoir en place, ne lui laissant aucun prétexte pour intervenir. La preuve : c’est qu’il ne l’avait pas fait. Jésus n’allait pas commencer aujourd’hui, alors qu’il se trouvait à Jérusalem, à s’en prendre au pouvoir romain : il était pour lui, dans la mesure où il ne se substituait pas à Dieu.