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Comme les gens écoutaient cela, il dit encore une parabole, parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’ils s’imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même. Il dit donc : « Un homme de haute naissance se rendit dans un pays lointain pour y recevoir la royauté et revenir ensuite. Appelant dix de ses serviteurs, il leur remit dix mines et leur dit : ‘Faites-les valoir jusqu’à mon retour.’ Mais ses concitoyens le haïssaient et ils dépêchèrent à sa suite une ambassade chargée de dire : ‘Nous n’en voulons pas pour roi.’ « Or, quand il fut de retour, investi de la royauté, il fit appeler les serviteurs auxquels il avait donné l’argent, pour savoir ce que chacun avait gagné. Le premier se présenta et dit : ‘Seigneur, ta mine en a rapporté dix.’ -- ‘C’est bien, bon serviteur, lui dit-il ; puisque tu t’es montré fidèle en très peu de chose, reçois le gouvernement de dix villes.’ Le second vint et dit : ‘Seigneur, ta mine en a produit cinq.’ A celui-la encore il dit : ‘Toi aussi, sois à la tête de cinq villes.’ « L’autre vint et dit : ‘Seigneur, voici ta mine, que je gardais déposée dans un linge. Car j’avais peur de toi, qui es un homme dur, qui prends ce que tu n’as pas mis en dépôt et qui moissonnes ce que tu n’as pas semé.’ -- ‘Je te juge, lui dit-il, sur tes propres paroles, mauvais serviteur. Tu savais que je suis un homme dur, prenant ce que je n’ai pas mis en dépôt et moissonnant ce que je n’ai pas semé ; pourquoi donc n’as-tu pas confié mon argent à la banque ? A mon retour, je l’aurais retiré avec un intérêt.’ Et il dit à ceux qui étaient là : ‘Enlevez-lui sa mine et donnez-la à celui qui a les dix mines.’ -- ‘Mais, Seigneur, lui répondirent-ils, il a les dix mines !’ ... -- ‘Je vous le dis, à tout homme qui a l’on donnera ; mais à qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a.’ « ‘Quant à mes ennemis, qui n’ont pas voulu de moi pour roi, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence’. » |
Quand Jésus, sortant de Jéricho, empruntait la route qui monte à Jérusalem, il ne pouvait manquer de passer devant le palais d’Hérode. C’est de là qu’en l'an 1 avant notre ère, Archélaüs était parti pour Rome, après la mort de son père, pour faire allégeance à l’empereur Auguste et se voir confirmer la royauté sur la Judée et la Samarie. Il était détesté de ses concitoyens, ou plutôt de ses sujets, car il avait durement réprimé les troubles consécutifs à la mort d’Hérode le Grand.
La fable, ou plutôt la parabole des mines, que Jésus raconte dans ces lieux, peut-être chez Zachée lui-même, rappelle étrangement cette histoire. C’en est une allégorie, une paraphrase, une mise en scène symbolique ou parodique. Une utilisation à des fins moralisatrices. En tout cas la parabole, excipée par le seul Luc, est bien ancrée dans le paysage. Elle diffère sensiblement de la parabole des talents (cf. Mt 25, 14-30) que Matthieu grec insérera dans son grand discours eschatologique, censé prononcé à Jérusalem juste avant la Passion (notre futur épisode 198). Les deux paraboles ne sont pas superposables dans la synthèse ; c’est pourquoi la synopse des quatre évangiles a évité soigneusement de les confondre. Il s’agit de deux paraboles distinctes, mais construites sur un même schéma, que Jésus a prononcées à des époques différentes. Ce n’est pas la première fois que le fait se produit.
Que Jésus eût des schémas tout faits de paraboles dans la tête, dont il pouvait user à diverses occasions, en les modifiant, en brodant dessus, comme un musicien brode sur un thème donné, cela ne sort pas de la vraisemblance. C’est tout à fait dans les lois de ce genre littéraire dont le Fils de l’homme était passé maître. On n’a même pas cherché, par la suite, à l’imiter ! Et encore, on ne possède qu’un court aperçu de son enseignement. Forcément, Jésus a dû se répéter, en variant son discours. La pratique était très appréciée des orientaux.
En général, on ne comprend pas la pointe, ou l’intention, de cette parabole. Elle est pourtant indiquée dès le début par un exorde auquel on ne prête guère attention, ou même dont on ne voit pas le rapport avec l’historiette qui suit.
« Parce qu’il était près de Jérusalem, et qu’ils s’imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître à l’instant même. » (Lc 19, 11). La foule est dans un tel état d’effervescence messianique, les disciples proches au contraire sont dans un tel désarroi à cause des annonces dramatiques de Jésus, que tout le monde s’imagine que le ciel va soudain s’ouvrir et que la parousie va survenir, à l’instant même. Cela délivrerait d’un coup de la tension ambiante.
Mais Jésus par son apologue si limpide, et si enraciné dans l’histoire locale, va les détromper, les aider à voir clair, leur apprendre à lire les signes des temps. Car c’est Jésus lui-même qui s’en va, qui part pour un long voyage. Il ne reviendra d’ailleurs qu’à la fin des temps, dans un avenir certain mais indéterminé. Il confie à chacun de ses disciples une mine, à charge pour lui de la faire fructifier, comme le roi à chacun de ses dix ministres.
La mine ne pesait pas, comme le talent, 26 kilos d’argent, mais seulement 436 grammes. La mine était l’équivalent de cent drachmes (de 4, 36 g chacune). Pour un particulier, c’était un bon pécule qu’il s’agissait de faire valoir.
Chacun des ministres reçoit seulement une mine, à la différence de ceux qui recevront les talents, qui hériteront d’un trésor différent pour chacun : cinq, deux et un seul talents.
C’est pourquoi les talents, de la parabole des talents, symboliseront les capacités différentes de chacun. Tandis qu’ici la mine figure la vie éternelle, ou l’état de grâce qui en est les prémices, et qui est le même pour tous. Mais chacun est récompensé selon la manière dont il l’a fait fructifier.
« Tu savais que je suis un homme dur, prenant ce que je n’ai pas mis en dépôt et moissonnant ce que je n’ai pas semé. » (Lc 19, 22). Effectivement, Archélaüs avait la réputation d’un homme implacable, et les juifs demandaient avec insistance sa destitution, pour passer directement sous administration romaine.
« Pourquoi donc n’as-tu pas confié mon argent à la banque ? » (Lc 19, 23). Mais quelle est donc cette banque dans laquelle il faut, au minimum, déposer son avoir pour ne pas s’attirer les foudres du roi, quand il reviendra de son long voyage ? Pour le chrétien à venir ce sera Marie, mère du Christ et détentrice de tous ses trésors. Si l’on se confie seulement à elle, on n’aura pas à déplorer la perte éternelle de notre âme, qui est notre véritable trésor.
« Je vous le dis, à tout homme qui a l’on donnera ; mais à qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. » (Lc 19, 26). Le jugement de la fin des temps sera rigoureux, et ne tiendra compte que des mérites acquis, sans considération des velléités, ou des déclarations d’intention. On a là une sentence qu’on a déjà rencontrée, en substance, dans la parabole de la mesure, commune à Marc et à Luc. Cf. Mc 4, 25 et Lc 8, 18. Notre épisode 59.
Mais Matthieu grec aussi la donnera deux fois,
- une fois dans le commentaire de la parabole du semeur, cf. Mt 13, 12, notre épisode 57,
- une autre fois, et très remarquablement, dans la conclusion de sa parabole des talents, qui est parallèle à la parabole des mines, cf. Mt 25, 29, notre futur épisode 198.
« Quant à mes ennemis, qui n’ont pas voulu de moi pour roi, amenez-les ici et égorgez-les en ma présence. » (Lc 19, 27). Effectivement Archélaüs, à son retour de Rome, se comportera avec tant de dureté que ses compatriotes, après des troubles graves, finiront par obtenir sa déposition. Il sera relégué par le gouverneur Quirinius en 6 de notre ère, et remplacé par un procurateur romain.
Pareillement, à la fin du monde, les ennemis de Jésus, quand le Fils de l’homme reviendra sur les nuées du ciel, n’auront que leur haine à présenter comme justification, c’est-à-dire rien du tout, et même moins que rien. Et ce sera le jugement dernier tel que l’évoque, par exemple, Michel-Ange sur le mur de la Sixtine.